CLOUÉ AU MONDE
Pierre Meunier dit :

« Le cri de l'enfant qui naît ne vient-il pas de l'effroi de se sentir soudain peser ? »

Nous disons : cloué au monde.

Après son séjour aquatique dans la mer intra-utérine, il est tout naturel que l'enfant, frais né, se déplace encore comme dans une piscine. Nous voyons, dans son portique ou sur le tapis du salon : il nage. Autour de ses sens aqueux, voguent des sons, des lumières, des odeurs, étouffés par l'air qui est un immense bain tiède.

Puis il découvre la gravité. Après l'avoir éprouvé sur une cuiller pleine de compote, lâchée dix fois au même endroit, il essaye ses effets sur lui-même. D'abord, à quatre pattes. Déjà il la contrarie. Puis, debout. Puis, au sommet des placards. Puis, dans les arbres. Il est, très rapidement, vainqueur et fier. Il domine son petit poids.

C'est merveilleux, et là, vite, il s'en ennuie et devient adulte. Il s'appelle Arcibalde. Aujourd'hui il sait, nous savons : c'est la pesanteur qui donne leur stabilité aux choses, toutes les choses s'y opposent exactement autant qu'elle les attaque pour garder leur équilibre, cet équilibre est fragile, surtout si c'est l'équilibre d'une porcelaine Ming, ou d'une feuille morte, et ouh, Arcibalde n'est plus tranquille quand il se promène sur la flèche d'une cathédrale. Après tant d'efforts pour se libérer de son poids, ce gâchis, il devient sage.

Maintenant, ce qu'il préfère, c'est être assis sur une chaise en sapin, avec quatre pieds, ceux de la chaise, plus deux pieds, les siens, stable et terre à terre et en sécurité. Nous aussi, à la surface du globe, en attendant d'être vieux. Pour lui enfin, ça y est. Il somnole dans un fauteuil de cuir usé. La pesanteur devient lourde, plus lourde que son corps qui s'allège, qui se fripe, elle le fixe au fauteuil, elle l'enfonce à l'intérieur, dans le moelleux du coussin (il l'affectionnait pour ça), elle ratatine ses vieux os... C'est à nouveau une lutte qui se joue entre lui et elle qu'il redécouvre. Mais alors que bambin il riait de ses limites pour s'ériger comme une plante, ici c'est elle qui gagne. Elle le terre dans un trou, une tombe ou une fosse commune, c'est selon, elle le tasse, elle met des coups de pelle pour qu'il s'imprime parmi l'humus, les scarabées et les racines d'arbres, ceux-là même où il aimait grimper, si bien qu'à force de presse ses menus morceaux concassés pénêtrent le manteau terrestre composé des miettes en coulis de chaque être martelé pareil, et qu'avec elles, en communauté de millions, il touche du doigt le magma furieux et maternel au milieu du monde, tandis que son âme s'envole et se multiplie dans les cîmes cotonneuses des nuages en formes de choux.


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