MONSIEUR
Il rentre dans la boulangerie.

— Bonjour Monsieur, vous désirez ?
— Non, merci, je veux juste du pain. Une baguette, voilà. Celle-ci.

Elle lui sert la baguette emballée. La boulangère rayonne avec son visage en forme de blé. Il sort de la boutique remué, mais le carillon fait ding, il fait beau et frais et le Soleil tape sur son chapeau melon vert d'eau. Superbe prestance. Voltige intérieure. Tous les platanes l'admirent par dessus leurs prisons circulaires de métal ; même le Doubs au bord du trottoir profite pendant qu'il coule à côté, tranquille dans son lit de fleuve tranquille. Le Monsieur, Monseigneur presque à ce moment là immédiat, paraît conquérant ; il accomplit cinquante-trois mètres alors que tous les regards se tournent et on imagine aisément des colombes naître sous chacun de ses pas, et il décide de s'asseoir en terrasse d'un bar. Le bar se dénomme le Grapiot. Bondé. Le siège est en rotin. Le Monsieur choisit d'écrire une lettre, à l'aide de son stylo à plume et d'une encre veloutée somptueuse.

« Chère Jeanne,

Me voilà à Besançon. Tout va bien.
J'ai remarqué un pêcheur de truites sur les berges du Doubs, il n'en avait pêché aucune mais c'était certainement un défenseur des animaux, et certainement que le policier ou tenant du titre de Force de l'Ordre qui l'espionnait par derrière espérait qu'il pêche une truite jeune pour le coffrer, comme la loi se doit de... »


— Monsieur, voici l'addition. Voulez-vous votre café ?
— Pardon, mais je suis sourd. Laissez-moi écrire, je vous remercie.

Il recommence sa lettre au début. Le Soleil tape. Les oiseaux font un boucan pas possible, pourtant on ne distingue pas une feuille à travers les plumes de platanes.

« Chère Jeanne,

Tu me manques déjà. Besançon me rend nostalgique. L'automne chantonne à travers les plumes d'arbre ; les voitures trompent et carillonnent dans la brume. »


Mais non, ce n'est pas vrai ! Un nuage vient d'entrer en collision avec le ciel bleu de chez bleu.

— La Mort en parachute ! s'exclame une vieille sur le trottoir qui brandit déjà un parapluie vers le nuage.
— Tous aux abris ! crie un autre, et les passants s'exclaffent, car ils savent que c'est une blague et que la vieille est un peu prophète et siphonnée sur les bords, une vraie grenouille, une purée d'andouille de grenouille. Sacrée Verdurette !
— Chut ! dis le Monsieur à la cantonnade. « Taisez-vous, j'écris, » et en effet il écrit, en même temps que la pluie sur le pavé. Les passants et les consommateurs du bar-terrasse arrivent et s'agglutinent au-dessus du surplomb de son épaule, par sympathie et par curiosité, pour voir, avec leur haleine de pâté, et c'est une chance car le Monsieur ne se vexe pas ; il se vexe rarement voire jamais, pourtant certains abrutis fument et c'est insupportable, dans l'humidité ambiante.

« Chère Panne, »

Ah non.

« Chère Jeanne,

Une éternité, il me semble, a passé depuis l'an dernier, en Chardaigne. Je suis assis au Grapiot, avec une foule d'amis, pardon, une soupe d'anis, et un café liégeois. Je ne sais plus. J'en suis convaincu, le sens des mots m'échappe comme l'eau entre les doigts. J'essaye, je n'en peux plus ; je veux dire, tout est à l'envers... »


— La Mort en parapluie ! s'exclame la vieille, qui brandit déjà la Mort.
— Tous aux abris ! crie les passants et les consommateurs, qui rigolent mais fuient vraiment cette fois, car la vieille secoue et brutalise son parapluie plein d'eau exactement au centre du groupe, pour ainsi dire au sommet de la tête du Monsieur et de son papier à lettre, et à cause des gouttes et des goutelettes et de choses encore plus infimes le papier se trouve noyé, et comment vous l'expliquer l'encre n'est pas imperméable.

— Vandale ! dit le Monsieur, et il tord le cou de la vieille. Sur le coup elle rend l'âme, et le Monsieur de rage tente de poursuivre les passants et les consommateurs mais ils lui font des croches-pattes. En voilà un bien placé. Le Monsieur tombe à plat dans une flaque. Il retrouve ses esprits, pose un coude devant lui dans l'eau et extirpe de sa poche à stylos un nouveau papier crème, acheté pendant sa jeunesse dans une boutique d'antiquités.

« Chère Jeanne,

Voudrais-tu, avec moi, prendre un train ou un avion pour aller à la mer ? Changeons d'air. Le Portugal, les côtes tunisiennes, L'Australie... Je sépare je prépare un panier avec des biscuits et des livres. Rejoins-moi dès que tu peau à la mare à la gare de Pontarlier. Je te brasse,

Ton dénoué,

Jean. »

La lettre est mouillée mais Jean est satisfait. Il choisit une position plus confortable dans sa flaque et regarde le convoi funéraire qui s'organise autour du corps de la vieille. Le Soleil est revenu pour mieux voir, le goudron de la rue fume. Les gens sont très occupés. Personne ne lui prête attention. Il y a beaucoup de fleurs et de bouquets et de couronnes en plastique et de soutanes. Le Monsieur ou Jean tire de son chapeau une enveloppe courte mais élégante qu'il cachait là depuis le début, exprès pour la lettre.

— Je suis facteur, dit une gamine blonde qu'il n'avait pas remarqué qui le toise du haut de toute sa taille.
— Tu mens, propose le Monsieur, toujours dans la flaque.
— Donne-moi ta lettre, je la poste.
— Va jouer aux billes.
— C'est pour ton amoureuse ?
— Non.
— Tu mens, propose la fille.
— Eh bien, fais le Monsieur.
— Ma Maman dit que mentir, c'est dire la vérité en oubliant ce que les mots veulent dire.
— Ta Maman barifoule.
— Ma Maman est la plus belle du Monde.
— Certainement.
— Vous êtes tout humide de la veste.
— Eh bien.

Le Monsieur est un peu désemparé. La gamine lui tend un mouchoir en tissu qui sent la fleur.

— Merci.

Le Monsieur essuie sa lettre. Les oiseaux des platanes recommencent leur capharnaüm.

— Comment tu t'appelles ? demande la fille.
— George.
— Ma Maman s'appelle Jeanne.
— Oh, dit Jean, et soudain il est très pensif.
— Je voudrais être facteur plus tard. Ou exploratrice. Ou bosniaque.
— Voyons. Tu es déjà facteur.
— Je n'ai pas de lettre alors je ne suis pas facteur.
— Eh bien, dit Jean, et il lui tend sa lettre enveloppée :
— Pour ta maman.
— Oh, dit la fille.
— Je m'en vais, conclut Jean alors que les plumes des arbres chantent, que sa flaque est en forme de sourire, que le taxi corbillard roule déjà loin. Et il s'en va, tout trempé. Il a laissé des piécettes sur la table du bar et au fond de la flaque, et son coeur dans un bout de papier. Un pourboire. Son pas est envolé. Dans la rue il paraît Duc, ou Mésange, ou Pape. Le Doubs s'ébahit une deuxième fois d'un charme si fou, les platanes exhultent tous pistils dehors et des piétons oublient que des voitures traversent la chaussée.

Dans le train pour Pontarlier, vers son rendez-vous avez Jeanne, le Monsieur écrira une lettre, à l'aide de son stylo à plume et d'une encre veloutée somptueuse :

« Chère Léa,

Je profite de l'été pour voyager. Dans quelques heures j'atteindrai Pontarlier. Demain, je prends l'avion pour le Portugal. On m'a invité chez une connaissance de la famille, des propriétaires ; ils possèdent une chambre à louer sur la côte Sud, en bord de mer. Tu me connais, j'ai prévu le masque, le tuba et le seau pour les pâtés de sable ; je t'enverrai des photos d'anémones.
Comment va la vie de ton côté ? J'ai hâte que nous ne soyons plus qu'un à nouveau.

Affectueusement,

Ton Léo.

Léo réécrira sans doute plusieurs fois la lettre, pour s'assurer qu'il n'a pas fait d'erreurs. Puis il tirera une enveloppe courte mais élégante de son chapeau, et il glissera la lettre dans l'enveloppe, dans l'attente de pouvoir l'envoyer.

Le Monsieur est toujours très en avance.







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